Le texte qui suit a été écrit par un des coordinateurs du « Dialogue entre Agriculteurs » après le séminaire de formation qui s’est tenu au Rwanda en mars dernier. Ce que nous y avons vécu a confirmé le fait que, pour nos amis au Rwanda comme dans les pays autour, le traitement des divisions, la plupart ancrées dans le passé, est incontournable si l’on veut garantir durablement la sécurité alimentaire et empêcher la neutralisation de l’excellent travail d’unification déjà réalisé.
Grâce à deux séjours récents, le Rwanda, ce magnifique pays aux milles collines, m’est devenu plus familier. Mais surtout, j’ai rencontré un peuple chaleureux et accueillant. Kigali, la capitale, concrétise le dynamisme économique d’un pays jeune qui, avec une forte densité de population, a entrepris de relever le défi du développement et de l’alimentation pour les prochaines décennies.
L’agriculture était la raison de mes visites au Rwanda : organiser une rencontre de réflexion et de formation pour 35 agriculteurs (ou personnes impliquées dans l’agriculture), de 15 pays du monde entier, tous responsables du « Dialogue entre Agriculteurs ». C’est un des programmes d’Initiatives et Changement, visant à développer l’accompagnement des agriculteurs dans leur mission pour « nourrir un monde affamé ». Cette démarche a suscité l’intérêt des autorités rwandaises : elles ont bien compris qu’à côté des connaissances agronomiques et techniques, organisationnelles ou managériales, le développement tient aussi à la mobilisation et à l’engagement des acteurs du développement, sur le terrain.
Pays magnifique, agriculture à gros potentiel, Rwandais dynamiques ! Oui, certes, mais les rencontres personnelles et certains témoignages lors de la formation complètent la découverte du pays, en laissant apparaître, au fil des conversations tissées dans la confiance et l’amitié, une autre réalité, plus intérieure, plus complexe, plus lourde à porter, et qu’il ne faudrait pas minimiser.
« Y a-t-il de l’espoir pour nos enfants après tout ce que nous avons vécu ? » Cette phrase, exprimée avec un brun de désespoir par un ami qui venait de me raconter le passé de sa famille, ramène au génocide de 1994, à ce qui y a conduit et aux traces qu’il laisse chez tous les Rwandais. Ils n’en disent pas trop sur le sujet, et il est quelquefois difficile de tout comprendre, tant l’histoire est complexe. Ce passé est-il trop lourd, y a-t-il encore des peurs profondes et cachées, le processus de réconciliation a-t-il terminé son œuvre ? « Il est politiquement correct de considérer que la réconciliation est un fait acquis ! » Cette phrase d’un jeune Rwandais pose question et explique un peu le climat étrange qu’on ressent dans les relations humaines et dans un contexte politique très encadré. Le processus de réconciliation conduit par les autorités a-t-il guéri toutes les blessures, a-t-il extirpé toutes les racines de peur, de haine, de vengeance, de méfiance, … est-il possible que les Rwandais construisent leur avenir en « mettant la couverture sur une partie du passé » ?
J’ai eu la chance de rencontrer des hommes et des femmes conscients des défis qui restent à relever et convaincus de la nécessité d’un chemin de vérité où les souffrances puissent être « partagées et écoutées ». J’ai aussi découvert combien la souffrance, dite ou non, est le lot de tous les Rwandais, quelque soit leur origine, leur parcours ou leur histoire. « Nous ne pouvons pas dire notre souffrance », ont cependant partagé certains amis ! J’ai cru comprendre que les relations humaines n’étaient peut-être pas toujours évidentes, selon l’origine de chacun. « Nous ne parlons de choses profondes qu’à la maison ou en famille ! Même avec des amis, on fait attention à ce qu’on dit, car on ne sait jamais comment cela peut être utilisé ! » - Et dans les groupes de jeunes de la paroisse, par exemple, me risquai-je à demander à une jeune femme ingénieur ? Sa réponse catégorique a été de mettre son doigt sur sa bouche : Silence ! J’ai aussi entendu une mère de famille s’inquiéter pour le mariage de ses enfants, tant la méfiance semble polluer toutes les relations, rendant impossible la création de relations de confiance durables.
Le thème « Réconciliation – Dynamique du pardon », lors de la formation conduite sur les hauteurs de Kigali, a permis à quelques-uns des participants Rwandais de donner leur témoignage. L’un d’eux, que j’appellerai Jean-Paul, - avec le même âge que mon frère, il est devenu pour moi comme un frère – nous a emmenés, de façon personnelle et intime, dans l’histoire du Rwanda et celle de sa famille : ses grands-parents, ses parents, ses propres frères et sœurs, avec toutes les disparitions violentes, parfois devant les propres yeux des membres de la famille, assassinats, meurtres, suicide induit par le désespoir, expulsions, perte de maison ou de terres, émigration, études à l’étranger, … retour au pays, … pour n’y retrouver quasiment aucun membre de la famille, aucun corps ou presque, … une longue histoire mettant en jeu les occupants coloniaux, les groupes ethniques ou sociaux, les acteurs du génocide et ceux qui l’ont combattu, … des milliers de relations de famille ou de voisinage totalement détruites par les horreurs et l’incohérence d’une violence sans bornes.
Un long silence a suivi le témoignage de Jean-Paul : recueillement, émotions, réflexions, mais quels mots trouver pour exprimer la solidarité ? Jean-Paul avait repris sa place dans le cercle. Tout à coup, au cœur du silence, un participant anglais, un blanc, s’est levé et est allé s’agenouiller devant lui. Un jeune allemand est allé le rejoindre ! J’ai fermé les yeux, humides de larmes qui venaient, m’associant par la pensée à la démarche de mes deux amis. Ma réflexion m’a alors conduit dans plusieurs directions :
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Dans cette démarche, ne pouvait-on pas lire la solidarité bien sûr, exprimée et transmise à Jean-Paul, et par lui à tant d’autres ! Mais il y avait aussi, en tout cas dans ma propre réflexion, une attitude de reconnaissance de notre part – de ma part – de responsabilité dans cette histoire si dure. Reconnaissance, demande de pardon, humilité, désir de porter la souffrance et les défis à venir « avec » Jean-Paul et ses compatriotes.
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Je sais bien que la France n’était pas la puissance coloniale au Rwanda, mais elle l’a été ailleurs ! J’ai bien compris aussi, dans les phrases polies et diplomatiques de mes amis lors de conversations en confiance et en privé, que nous Français, avions sûrement notre part de responsabilité et que les Rwandais avaient peut-être quelques attentes non satisfaites nous concernant. Un autre ami anglais a d’ailleurs, lors de la réunion suivante, spécifiquement demandé pardon à nos amis Africains « pour la masse des dégâts causés par mon pays sur les populations africaines, pour les souffrances qui restent encore réelles… » Je crois bien que nous pourrions faire nôtre cette démarche, nous Français, et je me dis aussi que le colonialisme a pris d’autres formes aujourd’hui et que les victimes restent souvent les mêmes !
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En voyant mes deux amis s’agenouiller devant Jean-Paul, je n’ai pu m’empêcher de repenser à ma foi chrétienne. L’énorme « monument de souffrances » que Jean-Paul représentait, avec tant d’autres Rwandais meurtris dans leur chair, et qui entraînait cet humble geste, n’était-ce pas un peu le Serviteur Souffrant qui endure injustices et blessures, mais qui aussi suscite humilité, pardon et réconciliation, et qui surtout ouvre une voie d’avenir, d’espérance, de renouveau à tous ?
La visite du Mémorial du Génocide, avec nos amis Rwandais, à la fin de notre rencontre de formation, nous a entraînés dans la dimension apocalyptique de cet évènement très complexe. Mais avoir entendu le témoignage de Jean-Paul et de quelques autres Rwandais est précieux, car la souffrance n’est pas un phénomène de masse, aussi horrible soit-il, c’est bien une expérience individuelle, spécifique à chacun et personnelle, mais multipliée des centaines de fois !
L’avenir du Rwanda passe par le développement économique et par un gros défi de production agricole et alimentaire. Cela est déjà en route ! Mais la gestion des souffrances, du passé et des relations humaines ne peut pas être évacuée si l’on veut consolider la construction d’un avenir sur des fondations de confiance, d’espoir, de relations humaines apaisées et devenues fructueuses.
L’équipe d’Initiatives et Changement au Rwanda a bien compris ce défi, où les Rwandais sont les principaux acteurs de leur avenir. Ainsi, ce jeune enseignant, confronté parmi ses élèves à des descendants de ceux qui ont meurtri sa famille : il décide de créer une relation basée sur la vérité et la confiance avec ses élèves, sans tomber dans le piège de la vengeance ni celui de l’ignorance.
Mais puissions-nous aussi apporter notre part à cette construction, à la mesure de la responsabilité partagée des malheurs qui ont brisé ce pays ! Le Rwanda a un avenir, ses enfants aussi ! Que mon frère Jean-Paul, et tous ses compatriotes avec lui, sachent que leur passé, leurs souffrances et leurs espoirs ne nous laissent pas indifférents, et que nous voulons les accompagner, humblement et comme ils le souhaiteront, dans leur engagement au service de leur pays et pour l’avenir de leurs enfants. Mon engagement envers les agriculteurs en fait partie !
Merci, Jean-Paul !
Claude Bourdin, coordinateur du Dialogue entre Agriculteurs